C'est son regard qui m'a fait dire qu'elle serait la femme de ma vie.J'avais toujours prétendu ça aux yeux des enfants. Elle, comme moi, avions toujours un peu romancé notre histoire. Il était préférable qu'ils pensent que leurs parents avaient vécu un véritable conte de fée. Nous avions toujours estimé que l'amour au premier regard et le bonheur permanent était une bien meilleure histoire que la vérité. J'aurais eu trop honte de dire à mes enfants que ce qui m'avait plu au premier regard chez leur mère, c'était ses longues jambes dévoilées par une micro-jupe, sa poitrine charnue et sa réputation de professionnelle. Je n'avais jamais été un homme très fréquentable. Quand je l'avais rencontré, j'étais même un imbuvable petit con. Acteur montant du théâtre de Melbourne, accroc à tout ce qui était malsain... J'avais rencontré cette fille parce qu'elle n'était qu'une paumée de plus, qu'elle vendait son corps à un prix honorable pour ses talents et qu'elle partait au petit matin sans poser de questions, sans exiger quoi que ce soit. J'avais aimé la facilité d'accès à ses services, puis j'avais découvert le plaisir de parler après l'acte. Je m'étais dévoilé à elle avec une facilité déconcertante, tandis qu'elle restait l'insondable mystère qui prenait sans jamais vraiment donner autre chose que son corps. J'avais fini par virer fou, la désirant d'une autre façon, exigeant qu'elle n'ait que moi comme client, puis exigeant qu'elle quitte son travail dépravé. Elle m'avait traité de tous les noms, m'avait dit que je n'avais rien du prince charmant pouvant la sauver de cette vie qui était la sienne. On s'était battu. Tellement souvent. On finissait toujours en combat d'ego entre les draps, mais on commençait avec les cris, ses claques et mes mains serrant fort ses poignets jusqu'à ce qu'elle hurle que je n'étais qu'un connard.
Mais on avait fini par se mettre d'accord. Finalement. Elle avait accepté d'essayer, sans promettre d'arrêter de travailler. Un homme ne la tiendrait jamais au point qu'elle cesse de se débrouiller par ses propres moyens pour gagner sa subsistance. Nous étions d'accord, autant que la jalousie et la possessivité ne le permettait. Et puis elle était tombée enceinte. Une nouvelle fois, j'avais cru devenir fou. Elle, la putain, enceinte et je n'étais même pas capable de la croire quand elle m'assurait que j'étais le seul père possible. Elle avait beau prétendre que ses clients n'obtenaient jamais son corps sans se protéger, je n'avais jamais été certain de pouvoir lui faire confiance là-dessus.
C'est quand j'avais vu la première échographie que j'avais cessé de me poser des questions et que j'avais fermé les yeux sur la sordide vérité de notre histoire qui n'avait rien d'épique. J'avais promis de l'aider, de prendre l'enfant à charge comme étant le mien, sans jamais chercher à savoir si j'étais véritablement son père ou non, à l'unique condition qu'elle change de vie, cesse ce métier-là et revienne dans les rangs. Qu'on tente au moins de fonder une vraie famille digne de ce nom.
Dire que cela avait été simple aurait été un mensonge, mais elle voulait réellement de moi dans sa vie et elle voulait que je sois le père de son enfant. A ma grande surprise première, être un bon père s'était révélé naturel. Pas toujours facile et loin de l'excellence, mais j'aimais notre enfant et je voulais être un modèle, un père de famille sur qui on pouvait compter.
Nous avions alors décidé de jouer les familles modèles, de prétendre à une rencontre simple et banale : une spectatrice tombant sous le charme de l'acteur principal d'une pièce de théâtre en vogue à Melbourne. La spectatrice demandant un autographe à celui-ci à la fin du spectacle et l'acteur tombant amoureux au premier regard de cette magnifique jeune femme. La suite était tout aussi banale et plate. Quelques rendez-vous, un amour fou, des fiançailles de plusieurs années avant qu'elle ne tombe enceinte pour la première fois, un mariage un an et demi après la naissance de notre première fille et deux enfants qui suivirent, un garçon et une autre fille. Le bonheur parfait, la vie rêvée. Et puis l'accident...
Elle a prononcé des mots tout bêtes et j'ai souri. C'était la première fois depuis elle. Il avait fallu un appel de la police pour que tout mon univers s'écroule, pour que la couleur du monde vire au gris. C'était cliché. J'avais toujours détesté les clichés. Et pourtant, j'étais devenu ce cliché. Celui du veuf éploré, du père de famille ayant l'impression de perdre la pierre angulaire de sa vie. J'avais été un acteur aux bonnes critiques, un père de famille honorable, un mari décent, j'avais fini par devenir l'ombre de moi-même. Un acteur connu pour ses rôles sombres et tristes, les drames plus que les comédies qui avaient fait un jour mon succès. J'étais un père incapable d'aider ses enfants à faire leur deuil, toujours là pour eux, mais trop triste et endeuillé pour leur dire de continuer de sourire à la vie. Et surtout, je n'étais plus un mari. J'étais un homme seul, ayant perdu l'amour de sa vie.
« Pauvre homme » disait-on sur mon passage. Je n'ai jamais été crédule au point de croire que tous ces gens se sentaient réellement affecté par mes états d'âme. Continuer de bien travailler, feindre être touché par la fausseté de leurs airs compatissants, faire l'acteur. Toujours faire l'acteur. Dans la vie, comme sur scène. Jouer l'homme éploré sur les planches et l'homme qui se remet dans la vie. Foutaises.
Et puis elle était apparue sous les projecteurs. Aussi blonde que Tara était brune, aux yeux aussi bleus que les siens étaient verts. Absolument différente en tout point physique, mais si proche d'elle dans sa gestuelle, dans son audace. J'avais aimé Tara pour ça, plus que pour son physique de rêve. J'avais aimé la femme de poigne, la putain assumée, la féministe refusant de se voir dicter sa conduite par un homme, aussi bonnes étaient ses intentions. Elle, la blonde angélique, avait le même caractère fort. Quand elle était là, assise sur les fauteuils confortables du théâtre, à regarder les répétitions, elle avait l'air minuscule et calme, un vrai mirage tombé du ciel. Mais dès qu'elle ouvrait la bouche, elle révélait toute sa force, son indomptabilité. Les répliques fusaient avec un naturel désarmant alors qu'elle jouait la catin de la pièce et je peinais à imaginer qu'elle ne tenait là qu'un rôle de composition, quand on aurait dit qu'une vie entière l'avait forgé dans l'acier.
Oh comme il est triste que mes jeunes années soient si loin derrières...